Un soir de la semaine dernière, j’allais me glisser sagement sous mes draps, lorsque je reçois un coup de fil, d’un vieux copain agriculteur qui habite le pays Charollais… et dans le Charollais forcement, on ne déroge pas au lieu, on fait de la Charollaise. P’tit Louis qu’il s’appelle le maquignon ; un sacré gaillard le P’tit Louis, cent trente kilos pour un mètre soixante dix huit… une vraie bête de concours le P’tit Louis… c’est bien simple, il a des mains on dirait des batteuses de lavoir ; lorsque tu lui sers la pogne, t’as encore la marque de sa main cinq heures après… moi maintenant je lui fais la bise, c’est plus prudent… au début, ça la un peu choqué, il croyait que j’étais homo… mais il a vite compris que j’étais gaulé comme une allumette, et que je risquais de ne pas faire long feu sous sa poigne « amicale ».

P’tit Louis c’est un vrai maquignon, un vrai de vrai amoureux de la race bovine… quand il ne les bouffe pas, faut voir comme il est aux petits soins avec ses bestiaux ; toujours à aller voir dans ses étables si tout va bien, si personne ne manque de rien… pas trop froid, pas trop chaud ; si elles n’ont pas un vilain pet coincé, un ongle cassé… enfin…des trucs d’agriculteur quoi ! P’tit Louis, il dit qu’il faut leur apporter de la chaleur humaine et de l’amour si on veut avoir de belles charolaises… un de ces jours il faudrait peut-être que je lui dise qu’il a une femme aussi ?

Enfin, bref ; P’tit Louis au téléphone me dit « Dimitri, faut vite que t’viennes, j’ai un problème sérieux avec le Meuhrice ; y’a un truc qui tourne pas rond dans sa tête ». Dit comme ça, vous imaginez ma surprise ! Il m’a fallut un moment pour me rappeler que le Meuhrice était il y a quelques années, un petit veau chétif que P’tit louis avait élevé au biberon… sa mère était morte en le mettant bas prématurément. « Meuhrice… Meuhrice… le petit veau que tu prenais sur tes genoux pendant les infos de vingt heures ?... Celui que tu faisais dormir au pied du lit pour pas qu’il fasse de cauchemars ? » lui ai ‘je demandé. « Oui, oui c’est lui ; il a bien grandi depuis… mais il est d’venu vraiment bizarre… J’t’assure faut qu’tu viennes, j’peux pas t’expliquer au téléphone, faut qu’tu voies d’tes yeux c’qu’il est en train de devenir ».

Sur ce coup de téléphone et une nuit olé olé à jouer les conquistadors avec Meuhrice, j’ai pris le train pour me rendre chez P’tit Louis et voir son problème de bestiaux… moi qui n’y connais pas plus en bovin qu’en fer à friser, je ne voyais pas trop en quoi je pourrais l’aider, mais je savais sa gniole excellente ! Et c’est comme ça, devant un verre plein à ras bord de son élixir maison que P’tit Louis me raconta « Tu sais Dimitri, le Meuhrice, j’crois que j’l’ai trop couvé depuis qu’il est môme… et j’crois bien qu’j’ai eu tort de vouloir lui donner de l’instruction ; c’est qu’il a bien changé depuis la dernière fois qu’tu la vu, t’le reconnaitrais pas ! Maintenant, le Meuhrice il a pris des drôles de manières… déjà quand on s’adresse à lui, il faut lui dire Monsieur Meuhrice… sinon y voit rouge, y s’met à montrer les dents et y m‘fracasse tout ce qu’il y a autour de lui… l’ai devenu complètement acariâtre le Meuhrice; par-dessus le marché, Monsieur Meuhrice a pris la lubie de ne plus vouloir sortir la journée, comme quoi la lumière du jour lui ferait mal aux yeux… du coup, c’t’andouille me snobe mes plus belles charollaises, comme la Lulu et la Margot qu’ont pourtant la croupe généreuse et chaude bon dieu !... Et bien non Monsieur Meuhrice préfère s’habiller en milord et passer sa journée dans les livres au fond de l’étable !... Oui Dimitri, ne rigole pas, en milord qu’il s’habille maintenant le Meuhrice, avec cape et chapeau claque s’il vous plait… sans oublier sa canne de dandy parce que ça fait plus chic aux dires de Monsieur Meuhrice… j’t’en foutrais moi des coups de canne si j’m’écoutais ! Ha j’te jure qu’y a un truc qui tourne pas rond chez lui... Et puis faut voir ce qu’il bouquine !! Je ne sais pas où il a pu dégoter ce vieux grimoire, mais il ne le lâche plus ; L’autre jour en changeant la litière dans l’étable, j’ai profité que Monsieur Meuhrice était sorti poser une bouse, pour jeter un coup d’œil sur ce fameux grimoire… Ben, j’t’assure qu’avec c’que j’ai vu, j’en ai encore les poils du cul tout hérissés ! Dedans c’est rempli de trucs pas très catholiques avec des symboles, des pentagrammes, des serpents qui se bouffent la queue… des bestioles à deux têtes aussi vilaines les unes que les autres… et puis y’a des têtes de bouc sur plein de pages… déjà que moi, tu sais la chèvre, c’est pas trop mon truc ! Mais faut voir de quoi ça parle, dans son bouquin ! J’ai p’t’être pas inventé l’eau chaude, mais j’ai bien vu que dans toutes les pages ça causait de sorcellerie pour d’venir un vampire !... Y m’inquiète sérieux le Meuhrice, et j’crois bien qu’il s’est mis dans la tête de vouloir bouffer de la barbaque c’t’encorné… c’est que moi j’veux pas qu’il me saigne tout l’troupeau, tu comprends Dimitri, hein tu comprends ?

… J’avoue qu’il m’a fallu un petit moment avant de lui répondre quelque chose ; pour se faire, j’ai éclusé mon verre cul-sec et lui ai dit « P’tit louis…déjà il y a une chose de sûr, c’est que ta gniole est excellente, et voire même, peut-être un peu trop puissante… mais une vache, un taureau c’est un ruminant, tout comme les moutons, les chèvres ce sont des animaux végétariens ! Un herbivore ça ne mangera jamais de la viande… y’a aucune raison que le Meuhrice bouffe tous ses congénères ! Ce n’est pas parce que tu l’as fait sauter sur tes genoux tout minot devant des films de vampire, ou je ne sais quelle connerie télévisuelle effrayante… et que combien même, par une lubie d’enfant gâté, il veuille s’identifier à Dracula, qu’il va pouvoir se mettre à manger de la viande ! Il n’a pas les dents taillées pour, crois-moi ».

P’tit Louis leva les bras au ciel en s’exclamant « Mon pauvre Dimitri, j’pensais bien comme toi au début ! Mais à sa dernière visite dentaire, le bougre s’est fait tailler la meule broyeuse façon dentier de requin… même un morbac passerait un sale quart d’heure dans une machinerie pareille, j’te jure ! Et le comble du comble, Monsieur Meuhrice vient de se faire livrer un cercueil pour que son sommeil soit plus réparateur… moi j’t’le dis, j’suis sûr qu’il va me bouffer tout le troupeau ce con !»

Je ne savais plus trop quoi dire à P’tit Louis pour le rassurer ; j’avais beau rester pragmatique dans mon raisonnement, je ne voyais pas ce que je pouvais lui formuler de plus pour apaiser son inquiétude… je n’allais tout de même pas lui faire un cours sur les ruminants et leur impossibilité à digérer quelques viandes que ce soit… on l’a bien vu avec « la vache folle » … et puis il devait certainement en connaitre un rayon bien plus grand que moi sur le sujet… alors, sans pousser ma réflexion plus loin, je lui ai répondu « P’tit Louis, je ne vois qu’une solution… vas chercher un piquet de clôture et la masse… dans le doute, c’est nous qui allons le bouffer le Meuhrice ».

​

DIMITRI CHACHKINE

OCTOBRE 2022

DIMENSION 60 X 22 X 25 CM